Développement de la filière lait au Sénégal, Avis du Pr Demba SOW

Le Sénégal est engagé dans une politique de développement économique et social tous azimuts sur la base du référentiel le Plan Sénégal Engorgement, horizon 2035. Ainsi, le gouvernement ambitionne l’atteinte de plusieurs autosuffisances : autosuffisance en riz, autosuffisance en moutons de tabaski, autosuffisance en poulet, autosuffisance en œufs, autosuffisance en sucre, autosuffisance en oignon, autosuffisance en tomate, autosuffisance en pomme de terre, etc. Mais qu’en est-il du lait?

Publié le 19 juillet 2016

Compte tenu de l’importance du lait dans l’alimentation des sénégalais et le coût élevé de l’importation de la poudre de lait, il est souhaitable que l’autosuffisance en cette denrée de première nécessité soit aussi un objectif à atteindre dans le cadre du PSE

C’est connu, les sénégalais sont de grands consommateurs de lait (30 kg de lait par an et par personne). Le nombre d’industries laitières, dynamiques et prospères, et le soutien fiscal exceptionnel de l’Etat au secteur illustrent aussi la forte demande de cette denrée de première nécessité. Les industries laitières locales utilisent à plus de 99% de la poudre de lait importée comme matière première pour leurs différentes fabrications. Concentrées dans la région de Dakar, les laiteries ne jouent aucun rôle significatif dans le développement du sous-secteur de l’élevage, excepté la Laiterie du Berger établie à Richard Toll. Cette industrie créée en 2005 utilise le lait local pour la fabrication de ses produits.

Le coût de l’importation de la poudre de lait pèse lourdement sur notre balance de paiement. Environ 70 milliards de FCFA sont mobilisés annuellement pour le ravitaillement du marché intérieur en poudre de lait et  divers produits laitiers.

Après plus d’un demi-siècle d’indépendance politique, il est plus que temps de mettre enfin en place une politique hardie de souveraineté en lait et en produits laitiers, souveraineté perdue en 1975 à la suite des cycles de sécheresse successifs qui avaient décimé une partie du cheptel national. Les pays du Maghreb ont montré que l’autosuffisance en lait est possible en Afrique. Le Maroc est devenu fournisseur du Sénégal en poudre de lait.

Depuis l’indépendance, il n’a été noté aucune augmentation significative de la production laitière de nos vaches. Aucune politique cohérente d’amélioration du potentiel de nos laitières n’a été élaborée et mise en œuvre dans une démarche scientifique comme dans les autres pays d’élevage. Depuis des années, je dis haut et fort, sans être entendu, que l’insémination artificielle telle qu’elle est pratiquée au Sénégal ne permettrait pas d’améliorer le rendement de nos laitières. Depuis bientôt 10 ans, l’Etat mène en effet des campagnes d’insémination artificielle à travers le Sénégal ave beaucoup de tapage médiatique. Le bilan de cette insémination artificielle confiée au secteur privé n’a aucun impact significatif sur la production laitière nationale. Ce n’est pas surprenant. Nos laitières ne produisent toujours pas plus de 3 litres de lait par jour. C’est une production faible, irrégulière et fortement marquée par une variation saisonnière. Pour que l’insémination artificielle contribue à améliorer le potentiel laitier de nos vaches, l’Etat doit changer d’approche et de méthode.

Le pastoralisme est une forme d’élevage pratiquée au Sahel. Les animaux se déplacent sur de longues distances à la recherche de pâturage et d’eau. Il est évident que  des laitières transhumant ne pourront jamais donner beaucoup de lait. Aucun pays adepte de la transhumance n’a encore atteint l’autosuffisance en lait. Pour produire beaucoup de lait, il faut de l’eau en permanence et suffisamment de nourriture riche en sucre et en protéines avec des laitières en stabulation. Le lait contient 87% d’eau. Le premier constituant pondéral du lait est donc l’eau. Des laitières qui boivent une fois par jour ne pourront jamais produire de grande quantité de lait. Ces éléments montrent donc que le pastoralisme est une forme d’élevage qui ne peut pas produire beaucoup de lait quelque soit le potentiel de production des vaches.

Depuis l’indépendance, contrairement aux agriculteurs et pêcheurs, les éleveurs sénégalais n’ont subi aucune formation leur permettant de comprendre les enjeux de leur métier afin de le moderniser. Ils font tout simplement comme leurs pères qui eux-mêmes appliquaient les enseignements de leurs ascendants. Sans des acteurs formés, conscients qu’ils peuvent vivre de leurs métiers, point d’élevage moderne. Au Sénégal, en vérité, le sous secteur de l’élevage ne progresse pas pour ne pas dire qu’il recule.

Comme dans les autres secteurs d’activité du monde rural, l’Etat s’est retiré et le clame haut et fort mais est-ce une bonne stratégie pour l’émergence ? Je ne le pense pas. Dans tous les pays à travers le monde, l’agriculture au sens large est toujours assistée et soutenue par les Etats quelque soit le niveau de développement du secteur. Un regard sur les politiques agricoles de l’UE, des USA, de la Chine, de la Russie, etc. confirmerait cette réalité. L’élevage est un secteur stratégique, fragile, vulnérable et aléatoire. Il a toujours besoin de l’Etat de façon directe et indirecte à cause de sa forte dépendance des variations climatiques inévitables. C’est pour cette raison que les éleveurs avaient demandé et obtenu un ministère dédié à leur sous secteur. Malgré ce Ministère de l’Elevage plein, l’Etat consacre environ 1% de son budget à l’élevage. C’est très peu pour un secteur qui fait vivre environ 3 millions de personnes.

L’élevage est le sous secteur agricole qui a moins accès au crédit bancaire. Depuis la colonisation, le sous secteur de l’élevage est l’activité agricole qui bénéficie le moins de l’appui de l’Etat en terme de financement. Il existe toutefois quelques lignes de crédit, peu dotées en général et inadaptées aux besoins réels des éleveurs.

La pléthore de syndicats et d’associations d’éleveurs ne joue pas suffisamment son rôle dans l’émergence de l’élevage. Dans ces organisations, les éleveurs s’opposent et se neutralisent et portent rarement des revendications d’intérêt national pour leur corporation.

Dans le cadre du PSE, le moment me paraît opportun pour mettre en place une réelle politique d’autosuffisance en lait. Le Sénégal ne doit plus se satisfaire d’une industrie laitière certes dynamique mais utilisant de la poudre de lait comme matière première ad vitam aeternam. Je soupçonne les poudres de lait et autres produits laitiers vendus au Sénégal d’être de qualité inférieure par rapport aux mêmes produits consommés dans les pays qui nous fournissement ces produits. Tous ceux qui vont en France savent que le beurre consommé en France et meilleur que celui qui est consommé au Sénégal, que le lait UHT est meilleur en France qu’au Sénégal, que la poudre de lait a meilleur goût en France qu’au Sénégal. Il y a donc lieu de faire des investigations sur la qualité de la poudre de lait et des produits laitiers importés.

L’autosuffisance en lait est un objectif possible à atteindre pour plusieurs raisons.

La demande de lait et de produits laitiers est très forte au Sénégal. Le tissu industriel laitier local est suffisamment dense pour absorber la production laitière nationale dès qu’elle atteint le seuil industriel. Des unités de séchage par atomisation dans les zones de production du lait frais local permettrait de ravitailler les industries laitières, diminuant ainsi progressivement l’importation de la poudre de lait. Organisés en coopératives, les éleveurs verraient leur revenu augmenter significativement et cela constituerait le meilleur moyen de sédentariser les transhumants. La transformation du lait frais en poudre dans les principales zones de production est mieux indiquée que la réfrigération par des moyens peu fiables et peu durables préconisée actuellement par ci par là. La poudre de lait obtenue se conserverait plusieurs mois et commercialisable loin de son lieu de production. C’est la meilleure forme de valorisation du lait local pendant la période de forte production. La technologie de séchage est maitrisée et ne nécessite pas beaucoup d’investissement.

Le sénégal a des ressources humaines très qualifiés pour améliorer génétiquement nos laitières dès lors qu’elles ont une feuille de route bien faite. L’amélioration génétique est un travail scientifique et non informel, folklorique ou politicien. L’ISRA a les outils et les compétences pour mener la recherche permettant d’améliorer le potentiel de nos laitières dans le cadre d’une politique cohérente à cours, moyens et longs termes. Au lieu d’importer des laitières de haut rendement et des géniteurs améliorés à coup de milliards, l’Etat devrait mettre ces moyens financiers à la disposition de l’ISRA et de tous autres partenaires compétents pour trouver avec nos races locales des laitières à haut rendement, adaptées à nos conditions climatiques et d’alimentation.

Beaucoup d’éleveurs transhumants ont compris que le pastoralisme n’est pas très rentable et ils sont prêts à se sédentariser ou sédentariser une partie de leurs troupeaux pour faire de l’élevage intensif avec des laitières améliorées. Pour que ce changement de méthode d’élevage prospère, il est nécessaire que la réforme foncière tienne compte de la sédentarisation des éleveurs.

Des éleveurs à col blanc, bien formés, capables de travailler avec les banques ont choisi l’élevage comme gagne pain. Des fermes pilotes prospères dans la zone de Dakar et à l’intérieur du pays se développement à grande vitesse. Tout appui à ces éleveurs de types nouveaux irait dans le sens d’une augmentation de la production nationale de lait et motiverait d’autres sénégalais à se lancer dans l’élevage. Ce serait une façon de promouvoir l’élevage sédentaire intensif.

Certains industriels laitiers ont commencé à s’intéresser au lait local. Avec l’expérience malheureuse de la multinationale NESTLE au Djolof, je n’ai pas beaucoup d’espoir avec ces initiatives timides et isolées qui ressemblent plus à de la publicité qu’à une politique volontariste de substitution du lait local à la poudre de lait importée.

L’Etat doit accompagner davantage le sous secteur de l’élevage pour atteindre à court termes l’autosuffisance en lait. A cette fin un Plan Stratégique pour l’augmentation de notre production laitière devrait être élaboré avec la participation de tous les acteurs autour du ministère de tutelle.

Un tel plan doit prendre en compte les objectifs suivants :

  • La maitrise de l’eau : Sans eau, point de lait. Augmenter le nombre de forages d’abreuvage est incontournable pour produire plus de lait;
  • L’alimentation des laitières : Encadrer et encourager les éleveurs à produire du fourrage de qualité. Le lait provient de la digestion des aliments offert aux laitières. Une laitière qui a faim ou mal nourrie ne produit pas beaucoup de lait. La nourriture est un facteur déterminant pour augmenter la production laitière. La preuve, dès qu’il pleut, la production de lait augmente subitement ;
  • L’amélioration du potentiel laitier des vaches par l’insémination artificielle en utilisant les compétences de l’ISRA et de tous autres partenaires. Le potentiel de nos laitières est trop faible. Pour une production laitière capable de nourrir les sénégalais, l’amélioration génétique de nos vaches est incontournable. Elle se fera avec la recherche et non avec le privé ;
  • Mettre des lignes de crédits adaptées et suffisamment dotées à la disposition des éleveurs ;
  • Mettre en place des infrastructures de collecte, de conservation, de transformation et de commercialisation du lait. Des séchoirs de lait dans les zones de production sont mieux indiqués dans le contexte du Sénégal.
  • Impliquer les industries laitières locales pour qu’elles abandonnent progressivement l’importation de la poudre de lait en utilisant progressivement du lait local sous forme de poudre ou de lait frais ;
  • Réactiver le dispositif de surveillance et de traitement des maladies animales. Le désengagement de l’Etat en matière de santé animale est une menace pour le sous secteur. Il a entraîné l’automédication dans le sous secteur de l’élevage qui peut porter atteinte à la sécurité sanitaire des aliments d’origine animale ;
  • Revoir d’urgence l’environnement réglementaire qui favorise l’importation au détriment des producteurs locaux de lait. Le lait local paie la TVA alors que la poudre de lait en est dispensée. C’est à la fois injuste et incompréhensible. Il faut conformer le dispositif réglementaire à l’ambition d’atteindre l’autosuffisance en lait à cours termes ;
  • Continuer à lutter contre le vol de bétail qui est un fléau national. L’élevage est pour les sénégalais une forme de banque pour sécuriser fructifier leurs revenus. Avec le vol de bétail, investir dans l’élevage est un risque que beaucoup de compatriotes ne prennent plus. En plus de la répression, l’Etat doit explorer d’autres voies de lutte contre le vol de bétail notamment la sécurisation du cheptel par identification des animaux d’élevage ;
  • Promouvoir la stabulation des laitières ave la réforme foncière en cours. Pour produire du lait en quantité une laitière doit avoir tout à sa disposition avec peu de déplacements consommateurs d’énergie et source de surmenage. L’Etat doit encourage la stabulation pour augmenter la production laitière de nos vaches. ;
  • Augmenter significativement le budget du Ministère de l’Elevage. Pour un élevage qui nourrit son homme et son peuple, l’Etat doit consacrer plus de ressources au sous secteur. 1% du budget à l’élevage est très insuffisant. Quelque soit la qualité des dirigeants du Ministère, le sous secteur ne pourra pas progresser dans ces conditions.

Par le Professeur Demba Sow

Professeur de Génie des Procédés Alimentaires
Ecole Supérieure Polytechnique de Dakar

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